Monique Therrien

Brise chevaleresque

De ce tableau de moi a surgi ce texte de lui!!!



Depuis très, très longtemps, le monde était vide et l’écrivain écrivait. Il écrivait presque tout le temps, perdu dans ses récits. Il écrivait au rythme du soleil qui répandait son éclat sur la plaine sans couleur et sèche qui s’étendait à l’infini dans toutes les directions. C’était la seule chose qu’il sût faire et il y trouvait tout le bonheur dont il lui semblait avoir besoin.





Crédit photo: Sonia Guertin

Hormis la plaine et le soleil, il n’y avait rien, sauf sa maison, bien sûr, puisqu’il y vivait. Il aimait sa maison. Il s’y sentait confortable, tranquille, en sécurité. Elle n’était ni trop pleine, ni trop vide. Hormis sa table de travail, elle contenait un petit peu de passé, beaucoup de présent et presque pas d’avenir. Tout au plus conservait-il quelques espoirs dans un coffre en bois verrouillé à triple tour qu’il n’ouvrait que pour y déposer les nouveaux qui lui venaient. Heureusement, ceux-ci étaient de moins en moins fréquents, ce qui lui procurait une paix sereine. Il n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois qu’il était sorti de sa maison, au point où il avait cessé de fouiller sa mémoire. De toute façon, elle contenait tout l’univers dont il avait besoin et il ne voyait pas l’intérêt de quitter le confort de ses quatre murs.

Sa vie était réglée comme du papier à musique, aussi égale et uniforme la plaine tout autour. Un présent perpétuel, sans surprises, sans questions. Chaque jour, dès que le soleil s’allumait, l’écrivain s’installait à sa table de travail, trempait sa plume dans l’encrier et, avec un demi-sourire serein, se mettait à coucher sur le beau papier épais les mots qui jaillissaient de sa plume. Le temps n’existait pas dans la maison de l’écrivain et c’était parfait ainsi.

Quand une page était remplie, elle se mettait à frétiller sur sa table et dès qu’il en retirait sa plume, elle s’envolait gaiement par sa fenêtre ouverte, juste devant lui. Parfois, pendant un moment, il la regardait virevolter tel un oiseau excité et disparaître à l’horizon. Mais le plus souvent, les mots se bousculaient et il la laissait partir sans s’y intéresser, déjà en train de noircir la suivante. Lorsque le soleil s’éteignait, il cessait de faire des mots. Il nettoyait alors sa plume, refermait son encrier et replaçait la pile de feuilles vierges, sachant que, dès que l’astre se rallumerait, il recommencerait.

L’écrivain n’aimait pas les moments passés sans les mots. Quand leur flot s’interrompait, sa maison devenait froide. Avec le temps, il avait fini par formuler la seule explication qui lui parût logique : la chaleur venait des mots. Plus il en écrirait, plus il aurait chaud. Bien assis sur le coffre plein d’espoirs, il fermait les yeux et attendait, sachant que, dès que le soleil se rallumerait, les mots reviendraient. C’était là le seul espoir qu’il ne gardât pas enfermé.

L’écrivain n’était ni triste, ni heureux. Ses besoins étaient modestes et ses attentes minimes. Sa félicité était à la mesure de son apathie. Il existait, tout simplement, au rythme du soleil, se chauffant et se nourrissant avec les mots que les feuilles emportaient aussitôt écrits. Il aimait à croire qu’elles allaient quelque part. Après tout, se demandait-il parfois,  lorsqu’il s’autorisait à réfléchir, pourquoi des mots seraient-ils écrits s’ils n’étaient pas lus? Il devait bien se trouver quelqu’un qui attrapait les feuilles au vol et qui en prenait les mots? Cette idée ne le satisfaisait qu’à moitié, mais il s’en contentait. Y songer davantage eût engendré des espoirs qui, à leur tour, auraient exigé qu’il ouvre le coffre, au risque que d’autres ne s’en échappent. Et si cela arrivait, plus rien ne serait tranquille.

La vie de l’écrivain s’écoulait donc au rythme des mots. Puis, un jour, alors que le soleil venait tout juste de s’allumer, qu’il saisissait sa plume et que, sur le dessus du paquet, la première feuille frétillait d’expectative, il avait remarqué que la lumière était un peu plus faible qu’à l’habitude. Pas assez pour l’empêcher d’écrire, certes, mais parsemée de drôles de taches sombres qui dansaient sur sa feuille. Il essayait de comprendre le curieux phénomène quand sa plume, pour l’aider, traça un mot sur le papier : ombre.

Avec circonspection, il leva les yeux, contrarié par ce qui menaçait fort d’être nouveau. Par sa fenêtre, un peu sur sa droite, il aperçut un arbre. Un très grand arbre couvert de feuilles.

-         Oh… fit-il, s’étonnant distraitement du son de sa propre voix, qu’il n’avait pas entendue depuis longtemps.

Interdit, il se leva, se pencha par-dessus sa table de travail et se tordit le cou pour voir, par la fenêtre, la cime du nouveau venu tout là-haut, bien au-dessus de la maison. À la fois perplexe et irrité par cette soudaine intrusion, il se laissa retomber sur sa chaise. Qui donc avait planté cet arbre qui venait bousculer ses habitudes? Comment était-il devenu si grand, si vite? Il réfléchit un peu et, aucune réponse ne lui venant, soupira et haussa les épaules. Il ne servait à rien de penser à des choses que l’on ne comprenait pas. Il préférait les mots qui sortaient de sa plume. Eux n’exigeaient aucune explication.

Il se remit à écrire et ne cessa que quand le soleil s’éteignit. Étrangement, les ombres sur son papier n’avaient pas nui au flot des mots et la chaleur dans la maison fut aussi bonne qu’à l’habitude. Ce jour-là, quand il s’assit sur son coffre pour attendre le retour de la lumière, il crut entendre un petit rire espiègle qui se perdit aussi vite dans le lointain.

-         Hi hi hi!

Il tendit l’oreille, mais en vain. Il avait dû rêver. Il cessa d’y penser et attendit le retour de la lumière.

Dès que le soleil s’alluma à nouveau, il se leva, s’assura que son coffre était bien fermé et se souffla dans les mains pour les réchauffer. Content de retrouver les mots, il se dirigea vers sa table où sa plume frétillait déjà d’impatience, se pencha pour voir si l’arbre était toujours là et se figea en place devant la fenêtre, les yeux ronds et la bouche entrouverte.

-         Oh… fit-il pour la deuxième fois en autant de jours.

À perte de vue, la plaine était verte. De l’anis à l’olive, de la pomme au jade, de l’émeraude au turquoise et à la menthe, toutes les nuances de vert se mêlaient joyeusement dans la lumière du soleil. Sur la droite, non seulement l’arbre était encore là, mais on aurait juré qu’il était joyeux. Ses feuilles bruissaient dans une brise dont l’écrivain se demandait d’où elle pouvait bien provenir.

Derrière lui, le petit rire monta, enjoué et cristallin.

-         Hi hi hi!

Il se retourna brusquement, cherchant qui avait bien pu pénétrer dans sa maison et dans son existence, aussi bien verrouillées l’une que l’autre. Il ne vit personne. Le cœur battant et un peu inquiet, il se laissa choir dans sa chaise et enfouit son visage dans ses mains. Il ne se souvenait pas de la dernière fois que son existence avait été ainsi bousculée.

Espérant à moitié que la plaine soit redevenue l’étendue aride habituelle, il jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre et fut déçu. L’arbre et la verdure étaient toujours là, chatoyants et indifférents à son inconfort grandissant. Résigné, il prit sa plume et la posa sur le papier. Les mots en jaillirent aussitôt en un flot tel que, par moments, l’écrivain aurait juré qu’elle dansait. Les pages se remplirent et, une à une, s’envolèrent par la fenêtre. Il les regarda éviter les branches de l’arbre comme si elles jouaient à cache-cache, puis s’éloigner, petits rectangles pâles sur fond de verdure, jusqu’à disparaître au bout de l’horizon. Le petit rire monta encore.

-         Hi hi hi!

Cette fois, l’écrivain refusa net de se retourner. Les arbres avaient beau pousser et la plaine verdir, il était clairement établi que personne d’autre que lui n’habitait dans sa vie. La chose était claire et définitive. Il ne servait à rien de perdre son temps avec ce qui n’existait pas et, dans cette maison, lui seul décidait de ce qui existait.

-         Non. Non non non non non. Non, maugréa-t-il avec fermeté et détermination.

Par pur entêtement, il noircit encore plus de pages que d’habitude, au point où elles formèrent presque un convoi dans les airs. Satisfait, il alla prendre place sur son coffre, heureux et à nouveau serein, dès que le soleil se fut éteint. Dans le noir, il soupira d’aise à l’idée de ne plus rien voir et de n’entendre que le silence.

Quant le soleil s’alluma, l’écrivain était déjà debout, en panique, tâtonnant dans le noir et le froid et peinant pour garder son équilibre. La maison était saisie d’un tremblement qui la faisait vibrer du plancher au plafond. Un grondement sourd montait de partout. Ses murs ondulaient comme du papier au vent et son plancher tanguait. Puis tout s’arrêta subitement. La bâtisse émit quelques craquements semblables à des soupirs de soulagement tandis que la lumière traçait des rayons presque palpables dans la poussière qui retombait.

Hébété, l’écrivain éternua à quelques reprises et resta planté là, se demandant si une nouvelle secousse allait se produire. Quand il fut raisonnablement sûr que le calme était revenu, il fit quelques pas vers sa table de travail, où sa plume avait roulé contre le paquet de feuilles, comme si elle y avait cherché refuge auprès d’un vieil ami. Elle trépignait, visiblement pressée de retrouver la chaleur de la main qu’elle aimait. Il était à mi-chemin, anxieux de se perdre dans sa routine, quand des petits coups secs montèrent.

Tchip! Tchip! Tchip!

Il s’arrêta à nouveau.

-         Quoi encore? ragea-t-il.

Après l’arbre sorti de nulle part, la plaine devenue verdoyante en un claquement de doigts et ce qui ne pouvait avoir été qu’un tremblement de terre, voilà qu’un nouveau bruit faisait intrusion dans sa vie parfaitement réglée! C’était tout à fait inadmissible! Il serra les poings et fut pris d’une envie presque irrésistible de taper du pied tel un enfant contrarié. Comment pouvait-il écrire dans de telles conditions? C’était agaçant, à la fin!

Tchip! Tchip! Tchip!

Planté au milieu de la pièce, à mi-chemin entre son coffre et sa table de travail, il dut se résigner : il devrait aller voir dehors, lui qui n’avait pas franchi la porte de la maison depuis qu’il faisait des mots. D’un pas colérique, il se dirigea vers la porte, ouvrit tout grand et s’engagea dans l’ouverture.

L’écrivain eut tout juste le temps de se retenir à deux mains après le chambranle pour ne pas tomber dans le vide. Pris de vertige, il attendit que sa tête cesse de tourner puis essaya de faire le point aussi calmement qu’il le pouvait. La plaine était encore là, s’étendant à l’infini, plus verte que la veille, lui sembla-t-il. Mais elle se trouvait… plus bas. Il lui fallut un moment pour accepter ce que ses yeux lui montraient : sa maison, sa chère petite maison où jamais rien ne changeait, avait été projetée vers le haut et trônait maintenant sur un sommet! Mais que se passait-il donc? se demanda-t-il, exaspéré. Le monde était-il devenu fou?

Ramassant son courage, il passa un pied par-dessus le seuil, puis un deuxième. Lorsqu’il fut certain que le balcon était encore solide, il descendit le petit escalier jusqu’à la dernière marche et étira le cou pour voir en bas. Ce qu’il aperçut le laissa pantois : la maison reposait sur une espèce de dalle bleue! Il se pencha un peu plus pour en estimer la distance. Constatant qu’elle n’était pas si grande et, bien que cela le contrariât particulièrement, il se résolut à aller voir de quoi il retournait dans l’espoir de faire cesser une fois pour toutes ces contrariétés.

Il s’assit sur la dernière marche de l’escalier, laissa ses jambes pendre dans le vide et étira les orteils aussi loin qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’ils se déposent sur la surface bleue. Puis il se laissa glisser. Dès que ses deux pieds furent bien en place, il sauta en place à quelques reprises pour en tester la solidité. Sur le coin, il remarqua une truelle. Il la ramassa et l’examina. Elle était luisante comme un sou neuf et n’avait visiblement jamais servi. Ne sachant que faire d’autre, il la glissa dans la poche arrière de son pantalon et reprit son exploration.

Au bord, il ne fut qu’à moitié surpris de trouver, un peu plus bas, un sol orangé. Il se gratte la nuque sans comprendre et se dit qu’une fois parti, il était aussi bien d’aller au fond des choses. Il reproduisit le même stratagème et descendit. Une fois là, il découvrit, plus bas, un autre niveau. Celui-là était mauve. Il l’atteignit seulement pour trouver, encore plus bas, un niveau jaune, puis un dernier, rouge. Il progressa avec de plus en plus d’agilité et, quand il sauta encore, il se retrouva pieds nus dans l’herbe verte, Malgré son état de grand énervement, il ne put s’empêcher d’y jouer un peu avec ses orteils.Elle était fraîche et les chatouillements le firent presque sourire.

Il se reprit aussi vite, se rappelant fermement pourquoi il avait quitté sa table et abandonné sa pauvre plume. Il reporta son attention vers le haut et en fut quitte pour une nouvelle surprise. La colline qui avait poussé sous sa maison durant la nuit n’en était pas une, mais plutôt une pile de livres! Cinq livres, pour être exact : un rouge, un jaune, un mauve, un orangé et un bleu!

Il posa les mains sur les hanches et évalua la situation. La tour de livres semblait solide et la maison paraissait bien stable à son sommet. Il s’approcha et poussa à quelques reprises sur le livre rouge, qui ne bougea pas. Bien. Fort bien. Il pouvait s’accommoder de cela et continuer à écrire. Tout au plus le ferait-il perché un peu plus haut qu’auparavant. La vie reprendrait son cours normal.

Il allait saisir le rebord du premier livre pour grimper jusque chez lui quand le bruit qui l’avait attiré dehors retentit sur sa droite.

Tchip! Tchip! Tchip!

Il tourna la tête et ses yeux rondirent de nouveau. Au pied de l’arbre se trouvait une grosse pierre de ferme vaguement cubique. Elle n’avait pas été là la veille, il aurait pu le jurer. Chose plus étonnante encore, un gros maillet de bois que personne ne tenait flottait dans les airs et tapait sur un ciseau enfer, faisant voler des éclats qui s’accumulaient dans l’herbe. Il secoua la tête. Il en avait vraiment assez. Il empoigna de nouveau le livre, déterminé à rentrer et à verrouiller la porte à double-tour, à la barricader s’il le fallait, quand le rire monta non loin de lui.

-         Hi hi hi! Où vas-tu comme ça? demanda une voix pure comme du cristal.

Il tourna la tête et chercha qui avait bien pu parler. Quand il l’aperçut, il commença par cligner des yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Elle était là, assise sur le coin le plus éloigné du livre jaune, dans sa robe et ses bottes mauves, la jambe droite repliée, la gauche pendant dans le vide. La main sur la bouche, elle ricana à nouveau avec l’air le plus coquin qu’il eût jamais vu. Le soleil illuminait ses grands yeux bleus et scintillait dans ses cheveux blonds. Une lutine.

Elle sauta de son perchoir et flotta doucement dans les airs jusqu’à ce que ses pieds menus ne se posent dans l’herbe verte. L’écrivain chercha en vain des ailes dans son dos. Plantée devant lui sans la moindre gêne, elle posa les mains sur ses hanches, inclina la tête sur le côté et lui adressa un sourire étincelant.

-         Bonjour! s’exclama-t-elle d’une voix enjouée.

-         Euh, bon… Bonjour? balbutia l’écrivain.

-         Je m’appelle Mo, annonça-t-elle. Alors, tu aimes les changements?

-         Les… changements? répéta-t-il un peu bêtement.

-         Mais oui! Le bel arbre qui te fait de l’ombre, la verdure partout, c’est beaucoup plus joli, non?

-         C’est… toi qui as fait tout ça?

Soudain, l’écrivain était très mécontent. Cette petite inconnue était la cause de tousses tourments? La lutine posa la main sur sa bouche et son petit rire coquin lui secoua adorablement les épaules.

-         Oui.

-         Et ça? s’enquit-il en désignant les livres.

-         Ah non. Ça, c’est de toi, monsieur l’écrivain.

Il la dévisagea sans comprendre.  

-         C’est toi qui jettes tous ces mots par ta fenêtre, non? lâcha Mo.

-         Oui?

-         Ben alors! 

Il jeta un coup d’œil vers les livres et demeura interdit. Sur la tranche du rouge, il pouvait maintenant lire un nom. Le sien. C’était donc là qu’allaient ses feuilles chargées de mots quand elles s’envolaient par la fenêtre?

Désorienté, il réfléchit un moment, son regard glissant de l’arbre, à la verdure, à la pile de livres et aux outils qui travaillaient sur le bloc de pierre. Il souhaitait que toutes ces choses disparaissent tout de suite. Il voulait retrouver sa vie telle qu’elle était avant et faire des mots. Rien de plus.

-         Mais… Pourquoi faire tout ça? s’enquit-il en ouvrant les mains avec impuissance.

La lutine rit de nouveau et s’approcha de lui en flottant au-dessus du sol. Elle lui tendit la main.

-         Viens avec moi.

-         Non! rétorqua l’écrivain en regardant la porte de sa maison, tout là-haut. J’ai des mots à faire.

Sa remarque ne sembla nullement émouvoir la lutine, qui saisit sa main droite, restée ballante le long de sa cuisse, et l’entraîna vers l’arbre. Une fois là, il ne put résister à l’envie de fermer les yeux pour laisser la brise fraîche lui caresser le visage. Se sentant très coupable de cette complaisance passagère, il les rouvrit et remarqua un fil à plomb antique suspendu à la branche la plus basse de l’arbre. Bizarrement, il était incliné à trente degrés vers la droite. Le monde n’était pas à niveau!

Son regard se posa sur la fenêtre devant laquelle sa table de travail était placée. Croyant percevoir un mouvement, il secoua la tête, cligna des paupières et regarda à nouveau. La chose était impossible puisqu’il se trouvait ici et non là-bas. Et pourtant…

-         Que vois-tu? s’enquit la lutine en suivant son regard, avec l’air de celle qui connaissait déjà la réponse.

-         Ma plume, répondit-il, stupéfait. Elle écrit toute seule.

-         Elle n’écrit pas, corrigea Mo. Elle fait des mots.

-         Quelle est la différence?

-         C’est pourtant évident, monsieur l’écrivain : des mots, tout le monde peut en faire. Ta plume n’a même pas besoin de toi. Mais écrire, alors ça, c’est autre chose!

Constatant qu’il ne comprenait pas, elle ricana et désigna la pile de livres.

-         Quels sont les titres de ces livres? demanda-t-elle.

L’écrivain ouvrit la bouche pour répondre puis la referma. Lui qui faisait tant de mots,aucun titre ne lui venait en tête. Et, à bien y regarder, aucun des livres n’en portait un.

-         Ils n’en ont pas parce qu’ils ne sont qu’un ramassis de mots sortis de ta plume, expliqua Mo. Des mots ne font pasune histoire et, sans histoire, il n’y pas de titre.

Elle désigna la pierre, par terre près d’eux, dont le ciseau retirait un petit éclat à chaque coup de maillet.

-         Tout comme ces outils peuvent frapper cette pierre jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une pile de petits morceaux, ajouta-t-elle. Sans quelqu’un pour les tenir et ordonner leur travail, elle ne sera jamais un cube parfait. C’est pareil pour ce niveau. Si personne n’est là pour constater que le monde est croche et le dire, on le croira toujours droit!

Songeur, il acquiesça de la tête.

-         J’aimerais retourner chez-moi, annonça-t-il, sur le ton d’un petit garçon un peu apeuré.

-         Mais bien sûr, monsieur l’écrivain, répondit Mo, enjouée. Rien ne t’en empêche.

Sans lui dire au revoir, il retourna à la pile de livres et se mit à l’escalader.  Quand il eut atteint le bleu, il grimpa l’escalier quatre à quatre, entra dans la maison, referma la porte et la verrouilla à double tour. Puis il s’y adossa, essoufflé. Il ne voulait plus jamais sortir!

Il s’empressa vers sa table de travail et y prit place avec un immense soulagement. Il en inspecta la surface et la trouva pareille à chaque matin. La pile de feuille était bien droite, l’encrier était fermé et sa plume était étendue bien tranquille à côté. Il se pinça la racine du nez et secoua la tête. Assurément, tout ceci n’était qu’un rêve. Pourtant, il avait appris à ne pas rêver.

Il saisit sa plume avec un brin d’impatience, la posa sur le papier et allait la laisser courir à sa guise quand il leva les yeux et regarda par la fenêtre. Mo était assise sur une branche de l’arbre et balançait les jambes. Elle lui envoya la main et, par la fenêtre, il l’entendit rire.

Contrarié, il secoua la tête et décida de l’ignorer. Il se mit à écrire, laissait les mots se succéder en un flot continu. La première feuille eut tôt fait de s’envoler par la fenêtre. Il savait, maintenant, qu’elle irait rejoindre les autres dans un des livres sans titres sur lesquels reposait sa maison.

Il allait entreprendre la suivante quand les paroles de la lutine lui revinrent entête. Des mots ne font pas une histoire et, sans histoire, il n’y pas de titre. Il se mordilla les lèvres, secoua la tête, trempa sa plume dans l’encre et écrivit un titre en grosses lettres au haut de la page.

Mo

Il réfléchit un peu et se remit au travail. Quand le soleil s’éteignit, il avait noirci moins de pages que d’habitude, mais il éprouvait un indéfinissable sentiment de satisfaction. Chose encore plus inédite, les pages, au lieu de s’envoler par la fenêtre, s’étaient sagement déposées les unes par-dessus les autres sur le coin de la table.

Il alla prendre place sur le coffre et s’apprêtait à fermer les yeux avant qu’il fasse trop froid quand de curieuses petites lumières attirèrent son attention.

-         Qu’est-ce que c’est, maintenant? grommela-t-il.

Il se releva et se pencha à sa fenêtre pour examiner ce nouveau phénomène. À la fois contrarié et émerveillé, il regarda les étoiles scintiller dans le ciel. Elles étaient belles, certes, et leur faible lueur conféraient à la plaine quelque chose de vaguement féérique, mais d’où sortaient-elles? Un rire maintenant familier monta de quelque part dehors et lui tint lieu de réponse.

Irrité, il soupira et retourna s’asseoir. Dès que le soleil s’alluma, il était anxieux de reprendre l’écriture et s’y remit sans tarder. Les pages continuèrent de s’empiler sagement les unes sur les autres pendant un bon moment. Quand on frappa à la porte, il sursauta, comme si on venait de le tirer brusquement d’un profond sommeil. À contrecœur, il déposa sa plume et se leva pour aller répondre, sachant déjà qui il trouverait en ouvrant.

Mo était là, son éternel sourire sur les lèvres, et posait sur lui un regard espiègle.

-         Tu viens, monsieur l’écrivain? demanda-t-elle d’un ton un peu malicieux.

-         Où ça? demanda-t-il bêtement.

-         Mais, dans l’échelle.

Il la toisa avec méfiance en plissant les yeux. Depuis que la lutine était apparue, sa vie était sens-dessus-dessous. À cause d’elle, il avait maintenant un arbre, de la verdure, une pile de livres sous la maison, des outils qui travaillaient tous seuls, un titre au haut d’une page et des feuilles qui ne s’envolaient plus. Sans doute cette échelle constituerait-elle la plus récente trouvaille de la coquine.

-         L’échelle? Quelle échelle? demanda-t-il néanmoins.

Pour toute réponse, elle lui saisit la main et l’entraîna dehors. Il crut mourir de peur quand elle s’envola et qu’il se retrouva suspendu dans le vide, convaincu de se rompre les os d’une seconde à l’autre. Heureusement, ils se posèrent en un seul morceau sur le toit de la maison. Le cœur battant à tout rompre et le souffle court, il remarqua l’échelle dont les pattes s’appuyaient sur les bardeaux ocre. Et quelle échelle! Elle montait, montait et semblait rejoindre le soleil qui brillait tout là-haut dans le ciel. Il eut beau se casser le cou vers l’arrière, la main en visière, il ne parvint pas à en apercevoir la fin. Il dévisagea Mo sans comprendre.

-         Où va-t-elle? lui demanda-t-il avec prudence.

Celle-ci haussa les épaules en riant.

-         Qui sait? répondit-elle. On monte?

-         Non non non! s’écria l’écrivain, horrifié, en agitant les mains. Pas question! Toi tu voles, mais moi, si je tombe, je vais me casser le cou!

-         Si tu tombes, je te rattraperai, monsieur l’écrivain!

Comme cela semblait être devenu son habitude, elle le saisit sans la moindre permission et il se retrouva les pieds sur le quinzième échelon. Pris de vertige en voyant la distance qui le séparait du sol verdoyant, et sentant l’interminable échelle osciller un peu dans la brise, il s’accrocha aux montants avec une énergie telle que ses jointures en blanchirent. Le visage crispé, les paupières closes, il gémit doucement.

-         Tu as peur? demanda Mo.

Tétanisé, l’écrivain ne put que hocher sèchement la tête. La lutine se jeta dans les airs et se mit à tournoyer gaiement dans tous les sens en riant de plus belle, chantant et tournoyant sur elle-même.

-         Youppie! lâcha-t-elle joyeusement.

Après quelques minutes de ballet aérien, elle revint se percher sur un échelon, un peu plus haut, et posa son menton dans ses mains.

-         C’est bien, non? s’enquit-elle.

-         Q-Quoi? parvint à demander l’écrivain, toujours accroché à l’échelle comme si sa vie en dépendait (ce qui était sans doute le cas).

-         Mais, avoir peur! C’est bien, tu ne trouves pas?

-         N-N-Non. Pas du tout.

Elle roula des yeux et laissa échapper un long soupir taquin.

-         Pfffff! Non mais, ce que tu es ennuyeux, monsieur l’écrivain!

Elle prit sa main et, comme s’il ne pesait qu’une plume, le tira vers le haut pour le déposer sur un échelon un peu plus haut. Il se retrouva debout sur le barreau et dut agiter dangereusement les bras dans toutes les directions pour garder son équilibre. Il finit par se stabiliser en agrippant à deux mains l’échelon du dessus tandis que la lutine se posait devant lui.

-         Et ça, tu aimes?  demanda-t-elle.

-         Ça? haleta-t-il.

-         L’exaltation, expliqua-t-elle. Ça vient souvent après la peur. Quand on a survécu, évidemment. C’est agréable, non?

Sentant que l’écrivain allait lui dire des gros mots, elle le saisit avant qu’il ne réponde et le ramena sur le pas de sa porte.

-         Ça suffit pour aujourd’hui! ricana-t-elle en voyant son visage livide. Il ne faut quand même pas que monsieur l’écrivain meure de vivre!

Sans autre forme d’explication, elle s’envola. Il la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la lumière du soleil. Il resta là de longues minutes après son départ, mais elle ne reparut pas. Encore ébranlé par la peur et l’exaltation, il entra. En refermant la porte, il réalisa avec étonnement qu’une petite part de lui espérait revoir Mo.

Il retourna prendre place à sa table, ramassa sa plume, prit une minute pour regarder dehors et se remit à écrire. Quand le soleil s’éteignit et fut remplacé par les étoiles, il avait fait encore moins de mots que la veille, mais il se sentait bizarrement satisfait.

Dès lors, chaque jour, Mo frappa à la porte au moment précis où le soleil atteignait sa méridienne et, au son des protestations de moins en moins fermes de l’écrivain, ils retournaient gravir l’échelle. Ensemble, ils découvrirent des merveilles. La joie, la tristesse, la curiosité, la déception, la satisfaction, le bien-être, l’inquiétude, la sérénité, la confiance, la honte, la surprise, l’émerveillement et bien d’autres choses encore, tout était une découverte. Si certains échelons étaient très inconfortables, d’autres s’avéraient suaves. Il préférait de loin les seconds mais, pour Mo, les deux semblaient être d’égale importance.

À la fin de chaque excursion, l’écrivain reprenait l’écriture, noircissant parfois beaucoup de pages, parfois très peu. Il en vint bientôt à considérer ces moments dans l’échelle, au mitan du jour, comme une partie normale de sa routine et attendait avec impatience les coups à la porte.

Puis un jour, sans trop réfléchir, il déverrouilla la porte avant de se mettre au travail.

-         Entre! C’est ouvert! s’écria-t-il quand elle frappa à l’heure prévue.

Mo ne repartit plus jamais et plus rien ne fut pareil. L’écrivain écrivait tandis que l’espiègle lutine, perchée sur le rebord de la fenêtre ou assise sur le coin de la table de travail, l’observait, le menton dans le creux des mains et un sourire amusé sur les lèvres. Elle était ravie d’être là et lui était ravi qu’elle le soit. Sous son regard à la fois tendre et facétieux, il faisait bien plus que des mots; il écrivait des histoires.

Dès lors, ils ne sortirent plus de la maison qu’ensemble. Parfois, c’était pour grimper l’échelle et découvrir une nouvelle émotion, un nouveau frisson, un nouvel émoi. Parfois, ils se contentaient de s’asseoir à l’ombre du grand arbre pour profiter de la brise en discutant et en riant. De temps à autres, l’écrivain empoignait les outils et taillait la pierre. Un éclat à la fois, elle commença à prendre une jolie forme cubique et il en lissait la surface avec la truelle et un peu de mortier. Il savait qu’elle ne serait jamais parfaite, mais il prenait plaisir à l’améliorer. Au-dessus de lui, suspendu à la branche de l’arbre, le fil à plomb avait fini par redevenir droit. Ou plutôt, le monde avait finit par se redresser. Tout était enfin à niveau.

Sous la maison, les livres formaient maintenant une fondation aussi solide que multicolore. Parfois, il contemplait l’échelle, songeur. Elle comptait une infinité d’échelons. Jamais il ne pourrait les gravir tous, même s’il cessait d’écrire pour y consacrer chaque seconde de sa vie. Jamais il n’atteindrait le soleil. Mais cela n’avait aucune importance. L’interminable escalade n’était pas nécessaire. Le voyage, rempli d’imprévus,  était la destination, à plus forte raison quand on le faisait à deux. Profiter du parcours ne voulait pas dire aller nulle part. Ne pas toujours monter ne signifiait pas descendre.

La lumière brillait partout. Elle entrait par les ouvertures qu’on pratiquait pour elle. Où qu’ils se trouvent, Mo et lui, elle les réchauffait tant et si bien que la maison – leur maison – n’était plus jamais froide, sans égard à la quantité de mots qui sortaient de la plume chaque jour et qui ne servaient plus de combustible. Même la nuit, il y avait les étoiles. Et Mo avait installé un petit fanal sur le coin de la toiture. Dans la vie de l’écrivain, il ne faisait plus jamais noir. 

Un jour, il avait pris Mo par surprise en ouvrant le coffre. Les espoirs en avaient jailli et, heureux d’être enfin libres, s’étaient mis à virevolter, guillerets, dans la maison. Certains s’étaient envolés par la fenêtre pour aller se percher sur l’échelle ou dans l’arbre. D’autres s’étaient posés sur la table de travail. D’autres, encore, avaient été rejoindre les étoiles. Mais tous étaient là, bien vivants. Le coffre désormais vide avait été remplacé par un lit et la lutine, débordante de joie, s’était mise à sauter dessus en riant.

Heureux, l’écrivain la regarda en souriant. Mo était plus forte que les maux et plus précieuse que les mots. 

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