Monique Therrien

Part d'ombre

De ce tableau de moi est sorti ce récit de lui!!!

Les lutines sont des créatures en tous points remarquables. D’abord, elles sont très rares et celui qui a la chance d’en croiser une devrait tout faire pour la garder. Ensuite, elles sont pratiquement infatigables. Elles passent le plus clair de leur temps à virevolter, à tournoyer et à bourdonner en distribuant tout l’amour que contient leur petit cœur – qui est très grand en-dedans. Les lutines, ça essaie très fort de rendre tout le monde heureux tout le temps.






Crédit photo: Sonia Guertin

Il s’en suit donc que les lutines ne tiennent pas en place. Il faut se lever de bonne heure pour les suivre! Et il faut du souffle, parce qu’elles vont vite! Du matin au soir, et parfois même la nuit, elles s’activent. Elles distribuent sans compter la gentillesse et la bonté, un peu comme les fées répandent leur poussière d’étoile. Elles font tout ça avec grand soin, car elles aiment que le bien soit bien fait et que le bon goûte bon. Faire le bien bien et du bon bon, c’est beaucoup de travail! Mais en matière de bien et de bon, elles n’acceptent aucun compromis! C’est très particulier, une lutine.

Les lutines, ça pense toujours à plein de monde parce que leur petit cœur est très grand. Si grand, en fait, qu’il se remplit de toutes sortes de choses et qu’il devient parfois un peu lourd. Elles ont alors du mal à virevolter, à bourdonner et à tournoyer. Les gens l’ignorent, mais il arrive même que les lutines soient un peu fatiguées et qu’elles doivent se poser. Sinon, le bien finit par leur faire du mal.

Mo venait justement de se poser. Comme elle ne l’avait jamais fait auparavant, elle ne pouvait pas en être absolument certaine, mais puisqu’elle ne virevoltait pas, ni ne bourdonnait, ni ne tournoyait, elle était raisonnablement convaincue qu’elle était posée.

Elle était confortablement assise sur une balançoire bercée par le léger mouvement du vent, quelque part entre ciel et terre. Elle soupira d’aise et laissa son regard errer librement tout autour d’elle. Les nuages et les montagnes s’étendaient à perte de vue. Elle n’aurait pas du en être surprise puisqu’elle survolait régulièrement tout ça. Curieusement, le fait d’être posée lui donnait une perspective inédite sur ce qu’elle n’avait jamais pris le temps de regarder. Elle n’aurait pas cru qu’on puisse voir si loin. Le monde entier semblait s’ouvrir devant elle!

Mo était posée depuis un moment déjà. Elle n’aurait pas su dire si c’était depuis une minute ou un mois, mais ça faisait quand même beaucoup plus longtemps que pas longtemps et ça, c’était longtemps pour quelqu’un qui ne prend jamais le temps! Perplexe, elle fronça les sourcils. Le temps… Étrangement, le fait de se poser semblait en créer, songea-t-elle. Elle n’en avait jamais eu et voilà qu’elle en avait plein! Elle avait le temps de réfléchir à tout, même au temps – celui qui passe, celui qui manque, celui qu’on donne, celui qu’on tue, celui qui est beau, celui qu’on perd, mais surtout celui qu’on prend. Mo avait rarement pris du temps. Elle ne savait même pas par quel bout elle devait le prendre!

Bien assise sur sa balançoire, elle réalisa qu’elle n’avait pas à le prendre, le temps. Il suffisait qu’elle ne fasse rien et hop! Le temps était pris. Décidément, les choses étaient bien étranges quand on cessait de virevolter, tourbillonner et bourdonner. Comme elle disposait soudain du temps qu’elle n’avait pas pris, elle pensait à elle-même. Elle n’en avait pas l’habitude et ne savait pas trop comment faire. Les lutines, ça pense d’abord et surtout aux autres. Elle avait un peu peur, aussi. Qu’adviendrait-il si elle finissait par tellement aimer penser à elle-même qu’elle cessait de penser aux autres? Si elle aimait tellement prendre le temps qu’elle finissait par trop en avoir? Son petit cœur très grand rapetisserait-il au point de devenir tout petit?

Peu habituée à se questionner ainsi, Mo décida plutôt de ne pas penser et se mit à se balancer doucement, les jambes tendues et les orteils pointés. C’était bien, quand même, de se poser. On avait le temps de prendre longtemps le temps qu’on n’avait pas pris. Elle leva le visage pour mieux sentir la chaleur du soleil qui se cachait tout en haut, derrière la multitude de nuages de toutes les couleurs. Il y en avait des bleus, des roses, des blancs, des verts, des jaunes… Toutes sortes de teintes merveilleuses et douces!

Elle regarda en bas. C’était très, très loin, en bas! Les montagnes étaient minuscules. Leurs sommets semblaient couverts de sucre en poudre. Les lutines ont la dent très sucrée. Surtout quand il s’agit de chocolat. Préférablement mélangé avec quelque chose de salé. Elles ont de drôles de goûts alimentaires. Elles sont comme ça.

-Miam! fit Mo en se pourléchant.

Elle n’avait encore jamais remarqué combien le ciel et les montagnes étaient beaux. Comment se faisait-il qu’elle ne les ait pas remarqués plus tôt? Parce qu’elle passait son temps à virevolter, à tournoyer, à bourdonner d’un endroit à l’autre, puis à l’autre et à l’autre encore en essayant de bien faire le bien et de faire du bon bon, se répondit-elle aussitôt.  Elle ne s’était jamais posée la question – ou posée tout court.

-Pffffffffffrrrrrrrrrrrrttttttttt! C’est compliqué, être posée! maugréa-t-elle

Émerveillée par le paysage, Mo laissa la balançoire ralentir, puis s’arrêter. Elle remonta ses genoux et les enveloppa de ses bras, songeuse. Pourquoi son grand petit cœur était-il devenu si lourd qu’elle avait eu envie de se poser? Rendre les autres heureux ne lui suffisaient-il plus? Était-elle une mauvaise lutine? se demanda-t-elle avec angoisse.

Pour dire vrai, elle n’avait aucune envie de repartir tout de suite. Une pose, ça repose. Elle leva la tête et suivit du regard les deux câbles qui retenaient sa balançoire. Ils s’étiraient et s’étiraient à perte de vue. Elle eut beau regarder très loin, elle ne put pas apercevoir leur extrémité. Peut-être était-elle suspendue aux étoiles?

-Hum… fit-elle, perplexe. S’il y a un bas, un haut et quatre côtés, alors je dois être au centre.

Une lutine au centre? Voilà qui était inédit et très, très angoissant! Les lutines, c’est modeste et discret. Ça laisse les autres occuper le centre. Mo avait virevolté, tourbillonné et bourdonné dans bien des endroits, mais de toute sa vie de lutine, elle n’avait aucun souvenir d’avoir été au centre de quoi que ce soit, pour qui que ce soit.

Elle était quand même intriguée. Depuis le centre, songea-t-elle, on pouvait aller dans toutes les directions. Devant, derrière, à droite, à gauche, en bas ou en haut. Mais comment choisir? Elle n’avait pas l’habitude de choisir. Choisir, c’était penser à soi et penser à soi, c’était pour les mauvaises lutines. Elle n’avait jamais pris le temps de se demander où elle voulait aller. Ou même si elle voulait aller quelque part. Faire le bien bien et du bon bon, telle était sa nature et elle s’y tenait sans se poser de questions.

C’était comme si elle se retrouvait soudain dans une pièce remplie de fenêtres. Le paysage qu’on apercevait en regardant par chacune n’était que le début d’une aventure, le commencement de quelque chose qui allait changer sans cesse. Ici, il y avait la nuit, avec sa lune et ses étoiles, qui allait tôt ou tard céder la place à la lumière. Là se trouvait le jour, avec son soleil et son ciel bleu, qui allait finir par devenir la nuit. Ici, la froidure allait forcément se réchauffer. Là, la chaleur allait assurément se rafraîchir. Quand on s’y mirait, on pouvait y voir sa propre peine ou sa propre joie, mais tôt ou tard, l’une était remplacée par l’autre. Rien n’était permanent. Tout changeait tout le temps. Il n’y avait pas de destination; seulement un voyage. La question n’était pas de décider où on voulait aller, mais bien par quelle fenêtre sortir pour se mettre en route. Mo savait tout ça. C’était seulement qu’elle avait passé plus de temps à le chuchoter à l’oreille de ceux qu’elle aidait qu’à le considérer pour elle-même.

-Pffffffffffrrrrrrrrrrrrttttttttt! fit-elle à nouveau avec impatience. C’est compliqué, être au centre!

Comment choisir? Où aller? Elle ne le savait pas. Le plus simple eût été d’oublier tout ça et de s’envoler pour continuer à faire le bien bien et du bon bon. Les lutines, ce n’est pas fait pour rester assis sur ses fesses, mêmes quand elles sont jolies. Les lutines, ça bouge. C’est habitué à ce que tout aille très vite, tout le temps. Mais Mo resta assise sur sa balançoire suspendue aux étoiles. Elle s’y  sentait bien. Elle posa son menton dans le creux de sa main et laissa échapper un soupir. Avait-elle-même le droit de penser ainsi?

-Bien sûr que tu as le droit! fit une voix quelque part dans les nuages.

-Qui est là? fit Mo, surprise, en redressant la tête.

-Moi, répondit la voix.

Oubliant ses fenêtres imaginaires, elle se tortilla sur sa balançoire suspendue aux étoiles et regarda dans toutes les directions, à la recherche de celui qui avait parlé.

-Qui ça, moi? redemanda-t-elle.

-Mais moi! rétorqua la voix. Qui veux-tu que ce soit d’autre? Il n’y a que toi et moi, ici.

Un oiseau surgit des nuages et, toutes ailes déployées, décrivit d’impressionnantes figures acrobatiques autour de Mo. Il était noir comme la suie du poêle et volait en chantant à gorge déployée. Émerveillée, elle le regarda aller avec admiration, un sourire béat sur les lèvres. Il virevoltait et tourbillonnait, lui aussi! Il avait l’air si heureux! Si libre! Il décrivit une pirouette particulièrement gracieuse qui se transforma en vrille périlleuse. L’espace d’un instant, Mo fut certaine qu’il allait s’écraser dans les montagnes, tout en bas.  Son petit cœur très grand se serra et elle couina d’effroi. Au dernier instant, l’oiseau changea de direction et remonta à la verticale vers le ciel. Il sembla flotter tout là-haut comme porté par le vent, puisse se laissa planer en direction de Mo.

Il se posa près d’elle sur la balançoire et la toisa en inclinant la tête sur le côté, l’air curieux.

-Bonjour, dit-il.

Mo eut l’impression qu’il lui souriait – pour autant que les oiseaux puissent sourire avec leur bec.

-Bonjour, lui répondit-elle, interdite.  

Jamais encore avait-elle discuté avec un corbeau. En fait, jusqu’à cet instant précis, elle avait ignoré qu’ils pouvaient parler et encore moins discuter.

-Qu’est-ce que tu fais là? lui demanda le volatile d’une voix enjouée, ses petits yeux jaunes se fixa sur elle.

-Euh, et bien, je me pose, expliqua Mo. Enfin, je crois.

-Donc, tu te reposes.

-Non, non, je me pose, corrigea Mo, l’index en l’air. Je ne me suis jamais posée avant.

-Oui, c’est très bien, je comprends, mais maintenant que tu es posée, tu te reposes.

-Hein?

-Mais oui : pour se reposer, il faut d’abord se poser, expliqua le corbeau. Puisque te voilà posée, tu peux maintenant te reposer.  C’est simple.

Mo se gratta la tête et prit le temps de replacer ses cheveux avant de parler. C’est coquet, les lutines. La moindre mèche déplacée les embête énormément. 

-Mais, euh, pour me reposer, il faudrait que je me dépose, puis que je me pose à nouveau, non?

-Hein? fit le corbeau, confus à son tour.

-Comment puis-je me reposer sans d’abord me déposer, puisque je suis déjà posée?

-Mais non! rétorqua l’oiseau, un peu exaspéré. Tu te poses et tu te reposes. C’est simple.

-Sans me déposer d’abord pour me reposer ensuite?

-Si tu te poses, c’est forcément que tu es déjà déposée! lâcha-il en agitant les ailes.

-Pffffffffrrrrrrrtttt… fit Mo, exaspérée, en baissant les épaules. C’est très compliqué, tout ça. Bien plus compliqué que de voler!

-Mais non. C’est très simple. Tu te pauses et quand tu es déposée, tu te reposes.

-Si tu le dis, soupira la lutine. Et… ça donne quoi, de se reposer?

-Ça permet de faire une pause.

Le visage de Mo s’allongea encore. Décidément, rien n’était simple.  

-Tu aimes être posée? demanda le volatile.

Une moue songeuse sur les lèvres, elle considéra la question tandis que le corbeau l’observait en penchant la tête sur le côté.

-Ben, euh, oui, je crois, finit-elle par répondre. Mais je ne sais pas trop ce que je dois faire, une fois posée. Pour dire vrai, ça m’inquiète un peu.

-Vraiment? Et pourquoi donc?

-Ben, parce que j’ai peur d’y prendre goût, admit-elle. Si je me pose et que je me repose sans cesse, je vais finir par ne plus jamais virevolter, tourbillonner et bourdonner. Je ne ferai plus le bien bien et du bon bon. Plein de gens seront malheureux.

L’oiseau s’esclaffa et s’envola pour décrire quelques arabesques dans le ciel sans jamais cesser de rire. Il revint finalement se poser auprès de Mo.

-J’ai dit quelque chose de drôle? lui demanda-t-elle sur un ton un peu pincé, les bras croisés sur la poitrine. Parce là, tout de suite, que je jurerais que tu ris de moi.

C’est un peu susceptible, les lutines.

-Allons, ne te vexe pas, ricana-t-il. Tu es attendrissante, c’est tout.

-Et comment ça? renchérit la lutine, encore plus irritée.

-Et bien, il y a une raison pour laquelle on se pose, dépose, pause et repose.

-Et quelle est-elle?

-Pour faire le point.

-Euh… Ah? Bon. Très bien.

Mo tendit l’index et, avec le bout, donna un petit coup dans les airs.

-Qu’est-ce que tu fais? s’enquit le corbeau, perplexe.

-Ben, je fais un point. J’imagine qu’il met un point final à mon repos.

-Mais non! Faire le point, ça prend du temps! Ça demande de la réflexion!

-T’es drôle, toi! C’est tout petit, un point. Ça se fait en moins d’une seconde!

Pour bien prouver son point, elle traça plein de points devant elle.

-Tu vois? Point! Point! Point-point-point! Partout des points!

-Un point, c’est peut-être petit, mais c’est très important, rétorqua le corbeau. Un point, ça indique la fin d’une phrase et le début d’une autre. Chaque fois que tu fais un point, tu commences quelque chose de nouveau. Il faut le faire de temps en temps, préférablement quand on est posé, déposé, pausé et reposé. Ça permet de penser à la suite des choses et d’être heureux. C’est ce que tu fais, non, rendre les gens heureux?

-Oui, confirma fièrement la lutine. Je fais le bien bien et du bon bon.

-Mais il ne faut pas que le bien te fasse du mal. Alors, maintenant que tu es posée, déposée et pausée, repose-toi, prends le temps et fais le point pour pouvoir continuer à faire le bien bien et du bon bon.

Mo fronça les sourcils, comme elle le faisait toujours quand elle réfléchissait très fort.

-Hum… Je crois que je commence à comprendre, fit-elle.

-Alors je te laisse, annonça le corbeau. Merci. Notre conversation m’as permis de faire le point.

-Vraiment? s’étonna Mo.

-Ouep! Et j’ai décidé que je voulais être une colombe!

Il s’envola, la survola et, sous le regard émerveillé de Mo, devint tout blanc.

-Au revoir! s’écria-t-il en s’éloignant.

-Ben ça alors… fit Mo, stupéfaite, en regardant s’éloigner le corbeau devenu colombe. C’est ça que ça fait, se poser, déposer, pauser et reposer?

Elle se cala sur sa balançoire suspendue au ciel, un large sourire éclairant son joli visage, et laissa son regard errer sur l’horizon. Oui, elle repartirait. Par là. Ou par là. Par une fenêtre ou une autre. Elle verrait en temps et lieu. Pour l’instant, elle était posée, déposée et pausée. Elle allait se reposer, prendre le temps qu’elle n’avait pas pris et faire le point, aussi. Dès que son petit cœur très grand serait plus léger, elle repartirait faire le bien bien et du bon bon. 

Sa balançoire se mit à osciller. Mo réalisa que quelqu’un, derrière, la poussait doucement et se mit à rire. Elle ferma les yeux et se laissa faire. 

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