Monique Therrien

Life Saver

De ce tableau de moi a surgi ce texte de lui!!!

Lutine était une souris comme toutes les autres. Elle menait une vie de souris tout à fait ordinaire dont elle était pleinement satisfaite. Elle ne demandait rien de plus.

Chaque matin, Lutine quittait le petit trou confortable et bien décoré qu’elle occupait dans le cabanon de madame Therrien, pour se mettre en quête de trouvailles. Toute menue, elle se faisait invisible dans l’herbe, longeait les murs en catimini, entrait et sortait ici et là, grimpait et redescendait avec agilité à ceci et de cela. Jamais, au grand jamais, elle n’attirait l’attention. Lutine était d’une extrême prudence et d’une discrétion encore plus grande. Il ne fallait surtout pas tomber sur le gros matou gourmand de la voisine ou, pire encore, sur madame Therrien elle-même, qui avait horreur des souris.  C’est prudent, une souris, et ça préfère passer inaperçu. C’est pour cette raison que c’est gris. Personne ne remarque le gris, même quand il a une jolie teinte bleutée dans la lumière du soleil.

Crédit photo: Sonia Guertin

Comme de juste, chaque bruit la faisait sursauter. À la moindre alerte, elle prenait ses pattes à son cou et filait jusqu’à son trou. Une fois en sécurité, elle y restait terrée jusqu’à ce que le risque semble passé. C’est qu’elle était minuscule et sans défense. Point de griffes ni de dents pointues pour elle.C’est vulnérable, une souris.

Heureusement, la plupart de ses sorties se déroulaient sans anicroche. Lutine ramenait dans son petit trou douillet des graines, des noix, du beurre d’arachides, du fromage,des bonbons et même, parfois, quand elle avait beaucoup de chance, du chocolat. Elle adorait le chocolat! Heureusement elle n’en trouvait pas souvent, car elle faisait très attention à son tour de taille. C’est coquet, une souris.

L’important, pour Lutine, était de ne jamais manquer de rien. Plus encore que le matou gourmand ou le balai de madame Therrien, Lutine craignait d’avoir faim. Elle était si petite. Il aurait suffi qu’elle ne mange pas pendant deux ou trois jours et il ne serait resté d’elle qu’un petit tas de fourrure grise! Aussi, lorsqu’elle revenait d’une de ses expéditions, s’assurait-elle de toujours mettre de côté une portion de sa récolte pour les jours mauvais. C’est prévoyant, une souris.

Hormis le chocolat, Lutine avait un seul autre péché mignon : les jolies choses. Au hasard de ses expéditions, il lui arrivait de tomber sur des objets qui la faisaient rêver : des petites pierres qui scintillaient au soleil; des bouts de tissu multicolores; des morceaux de métal doré; et toutes sortes d’autres menues babioles qu’elle rapportait, réjouie, comme autant de trésors. Parmi ses possessions les plus précieuses se trouvait un petit cadenas tout brillant qu’elle avait trouvé, un jour, le long d’un trottoir. Lutine l’aimait tant qu’elle l’avait mis sur un ruban rose pour en faire un pendentif qu’elle portait à la hauteur de son petit cœur, qui était très grand. C’est élégant, une souris.

Le soir, lorsqu’elle n’était pas trop fatiguée, elle s’amusait à transformer ses trouvailles en tentures, en bibelots, en vêtements, en chapeaux et en bijoux qui embellissaient son intérieur et lui procuraient beaucoup de bonheur. Lutine peignait, aussi. Les murs de son trou étaient tapissés de magnifiques tableaux. Elle y passait des heures sans même s’en rendre compte, retouchant sans cesse un détail par ci, par là. À la fin, elle était toujours surprise par la beauté de ce qu’elle avait façonné. C’est perfectionniste, une souris.

Une fois sa journée de travail terminée, elle aimait se rouler en boule dans le petit lit qu’elle s’était confectionnée avec la bourrure d’un coussin trouvé dans le cabanon. Le museau entre les pattes, elle jetait un dernier coup d’œil sur ses provisions puis, avec un soupir satisfait, s’endormait rassurée et heureuse. Le lendemain, elle recommençait la même chose. Et c’était parfait ainsi.

Cette existence bien réglée de souris ordinaire cessa d’un seul coup. Ce jour-là avait pourtant commencé comme tous les autres. Lutine avait ouvert l’œil aux premières lueurs de l’aube. L’air qui pénétrait dans son trou sentait bon et annonçait une température agréable pour une expédition. Comme chaque matin, elle avait été tentée de paresser un peu au lit mais son sens du devoir avait pris le dessus. C’est consciencieux, une souris. Elle s’était donc étirée langoureusement avant de faire quelques minutes de gymnastique, histoire de bien se dégourdir les pattes pour les heures qu’elle passerait à fureter dehors. Puis elle fit sa toilette, nettoyant méticuleusement son pelage à petits coups de langue et de dents jusqu’à ce qu'il  soit d’un gris bleuté et lustré. Une fois remplie d’énergie et toute mignonne, elle avisa les provisions soigneusement empilées sur des étagères que sa prévoyance faisait presque déborder.

-         Hum… se demanda-t-elle, le museau frémissant d’expectative. Quoi manger? Des graines? Des noix? Du beurre d’arachides? Du fromage?

Le déjeuner était le repas favori de Lutine. Chaque matin, elle se livrait au même rituel et faisait semblant d’hésiter entre tous les délices qui se déployaient sous ses yeux alors qu’elle savait pertinemment qu’elle mangerait d’un peu de tout. Les souris, ça aime beaucoup mélanger les aliments. Son regard se fixa sur un gros morceau de chocolat noir.

-         Oh… fit-elle en rondissant théâtralement les yeux. Du chocolat.

Elle badigeonna de beurre d’arachides une tranche de fromage, y déposa deux graines, une noix et enfin un petit morceau de chocolat. Elle se régala, profitant de chaque bouchée, puis se pourlécha les babines. Elle termina avec quelques grandes gorgées d’eau. Repue, elle s’apprêtait à quitter son nid pour son expédition quotidienne, se demandant ce que le hasard mettrait sur sa route aujourd’hui, quand une vive lumière y pénétra.

Elle connaissait bien ce phénomène : il signifiait que madame Therrien venait d’entrer dans le cabanon, sans doute pour prendre un outil quelconque. Heureusement, elle ne s’attardait jamais. Lutine attendit donc que la propriétaire reparte, mais ce matin-là, rien ne se passa comme d’habitude. Le cabanon fut envahi par un grand vacarme et des tremblements qui la firent frémir de tous ses poils. Prenant son courage à deux pattes, elle s’approcha de l’entrée de son trou et y passa le bout du museau.

Horrifiée, elle constata que madame Therrien était entrain de vider le cabanon. Les outils, les boîtes, les articles de sport… Elle sortait tout! La souris en fut atterrée. Déjà, ses petits chemins secrets entre les boîtes, les caisses et les meubles avaient presque disparu! Le cœur battant, Lutine se demanda quoi faire. Dans quelques minutes, madame Therrien découvrirait son trou!

La propriétaire finit de sortir les derniers articles et revint dans le cabanon armée d’un boyau d’arrosage.

-         Bon, on va laver tout ça, ronchonna-t-elle avec détermination. Y a des crottes de souris partout. Beurk!

Un puissant jet d’eau jaillit de l’embout et elle se mit à arroser partout. Un véritable déluge envahit aussitôt le petit nid douillet de Lutine. Voyant que l’eau montait vite dans son trou, la souris secoua sa torpeur et se précipita vers le fond, où toutes ses possessions étaient entassées.

-         Oh la la… Oh la la… Oh la la…psalmodiait-elle d’une toute petite voix apeurée, les yeux ronds comme des soucoupes.

Une nouvelle vague pénétra dans son logis et se rendit plus loin que la précédente. Tandis que l’eau froide caressait son ventre, la petite souris comprit qu’elle devait fuir, sinon, elle serait noyée. Mais comment pouvait-elle abandonner toutes les jolies choses qu’elle avait patiemment accumulées? Et ses beaux tableaux, dont elle était si fière?

Elle avisa le drap rouge sur son lit, pataugea jusqu’à lui, le roula en boule et, le tenant bien haut pour ne pas trop le mouiller, retourna sur la pointe des pattes jusqu’aux étagères. Elle lança pêle-mêle dans le drap sa plus grosse tranche de fromage, des graines, des noix, quelques bonbons et tout son chocolat. Elle n’allait tout de même pas abandonner son chocolat! Elle considéra ses jolies choses sans arriver à décider lesquelles elle prendrait. Une nouvelle trombe d’eau la submergea et coupa court à ses réflexions. Elle n’avait plus de temps.

Elle attrapa une brindille qui flottait à la surface de l’eau, attacha les quatre coins du drap à une de ses extrémités, passa le petit baluchon improvisé par-dessus son épaule et, nageant autant que marchant, elle rebroussa chemin jusqu’à la porte de son trou. Elle mit à nouveau le museau dehors, certaine de recevoir un jet d’eau en plein visage. Par chance, à cet instant précis, madame Therrien arrosait le coin opposé. Sans hésiter, Lutine jaillit de son trou et fila à toute vitesse vers la porte du cabanon. Pour l’atteindre, elle n’eut d’autre choix que de passer entre les jambes de la propriétaire. Celle-ci l’aperçut, lâcha un hurlement strident et visa Lutine avec son boyau. La pauvre souris fut littéralement soulevée de terre par le jet d’eau et jetée dehors.

Elle roula sur elle-même dans le gazon en s’accrochant de toutes ses forces à son baluchon, se remit debout et s’enfuit sans regarder derrière. Elle courut, courut et courut encore, aussi vite et aussi longtemps que le lui permirent ses pattes, tête baissée, sans même se demander où elle allait. L’important était de fuir madame Therrien et son jet d’eau. Plus tard, quand tout serait sec et que la fièvre du nettoyage aurait quitté la propriétaire, elle reviendrait soit pour se réinstaller, soit pour récupérer ses jolies choses.

La petite souris n’aurait pas pu dire pendant combien de temps elle avait foncé. C’est très en forme, une souris.  Elle ne s’arrêta que quand elle se retrouva les pattes… dans l’eau!

-         On non… Pas encore! gémit-elle, la frustration lui rabattant les oreilles sur la tête.

Elle leva les yeux et resta bouche-bée. Devant elle, une immensité bleue se déployait à perte de vue.

-         Ohhh… fit-elle, ébahie, en admirant la vue avec ses yeux d’artiste. Comme c’est beau.

Elle réalisa alors qu’elle était essoufflée, en nage et assoiffée. Sans réfléchir, elle pencha la tête pour laper quelques gorgées d’eau, mais les recracha aussi vite. Pouah! L’eau était salée!  Ça aime le sel, les souris, mais pas dans l’eau, quand même!

Elle recula de quelques pas, déposa son baluchon sur le sable et l’ouvrit. Songeuse, elle grignota une noix et un morceau de chocolat. Puis elle s’aperçut que l’eau de madame Therrien s’était infiltrée à l’intérieur de son bagage. Ravie, elle la lécha jusqu’à la dernière goutte et s’en trouva fort satisfaite.

Une fois repue et reposée, Lutine leva le nez et inspira profondément. L’odeur lui était inconnue, mais l’air sentait bon. Elle examina les environs pour déterminer où sa course folle avait bien pu la conduire. Un objet blanc, non loin d’elle, retint son attention. Curieuse, elle rattacha son baluchon et alla voir de plus près. Elle constata qu’ils’agissait d’une coquille d’œuf gisant sur le côté. Un très gros œuf. Lutine n’avait jamais vu un oiseau capable de pondre une chose pareille! Autour du cabanon, il n’y avait que des mésanges qui mangeaient des noix de pin et qui pondaient des œufs minuscules. Elle contourna la coquille et y entra. C’est curieux, une souris.

Elle venait à peine d’y mettre les pattes quand une vague balaya la plage. L’eau s’infiltra sous la coquille et avant que Lutine ne puisse réagir, elle se retrouva emportée vers le large.  Elle s’accrocha au rebord de la coquille tandis que son embarcation de fortune était emportée loin du rivage. Elle eut beau cligner des yeux et regarder partout, aussi loin qu’elle pouvait voir, il n’y avait que de l’eau bleue.

Le soleil fut bientôt bien haut dans le ciel et les heures passèrent, toutes pareilles. Lutine était très malheureuse et apeurée. Sa vie tout à fait ordinaire de souris normale lui manquait horriblement. Bercée par les flots, elle s’assit au fond de la coquille, appuya la tête contre la paroi et se mit à pleurer. Comme elle avait beaucoup couru et que tous ces énervements l’avaient épuisée, ses paupières se firent lourdes et elle sombra dans un profond sommeil. Recroquevillée dans sa coquille, enveloppée de son mieux dans ses pattes, elle rêva de son nid tout propre, de son lit douillet et de ses étagères remplies de nourriture et de jolies choses.

Ce fut la sensation d’être secouée qui la réveilla. Elle ouvrit grand les yeux et constata que la coquille se faisait ballotter. Elle essaya de se relever et retomba au fond à plusieurs reprises avant d’y parvenir.  S’accrochant de toutes ses forces au rebord, elle réalisa qu’il faisait nuit. Elle avait dormi très longtemps! Dans le ciel parsemé d’étoiles scintillantes brillait un gros croissant de lune jaune comme du fromage. Non loin de lui, une grosse boule bleue et verte tournait lentement sur elle-même, indifférente à la tempête qui faisait rage en-dessous.

Une bourrasque de vent soudaine frit frissonner Lutine. Une gerbe d’eau lui éclaboussa le visage. Tandis qu’elle s’ébrouait, très mécontente de voir son pelage trempé, une main invisible sembla passer sous la coquille et la soulever avant de la laisser retomber. Tout autour, de grosses vagues fouettées par le vent roulaient lentement avec une force telle qu’une houle verte se formait à leur crête. La petite souris s’agrippa de plus belle au rebord, ne laissait sortir que son museau, ses yeux et ses oreilles. Mille fois, l’embarcation de fortune manqua de chavirer. Jamais Lutine ne s’était sentie aussi seule. Jamais elle n’avait eu aussi peur.

Le vent retomba aussi brusquement qu’il s’était levé. Sur la mer, les vagues se calmèrent et la houle prit des airs de ouate. Transie de froid autant que de frayeur, Lutine relâcha enfin son emprise sur le rebord de la coquille. Au moins, elle ne se faisait plus secouer. Ça n’aime pas être bousculée, une souris.

Elle s’assit dans le fond de sa coquille et avisa son baluchon. Dans la frénésie des dernières heures, elle l’avait oublié. Comme elle avait faim! Elle défit le nœud du mouchoir et, après avoir hésité un peu, trempa une noix dans le beurre d’arachides et grignota son repas en savourant chaque miette. Quand elle eut terminé, elle rattacha son baluchon. Le ventre bien rempli, mais pas plus heureuse qu’avant, elle se releva et, les oreilles dressées, les moustaches frémissantes, aux aguets du moindre signe de vie, elle scruta l’horizon à la recherche d’un rivage.

-         Cette mer est bien amère, soupira-t-elle.

-         Il y a quelqu’un? fit une voix non loin d’elle.

Le petit cœur de Lutine, qui était très grand, fit des pirouettes dans sa poitrine et elle crut bien mourir de peur. Elle se leva d’un bond et, nerveuse, tourna la tête dans toutes les directions sans rien voir.

-         You hou? appela la voix.

À nouveau, Lutine scruta en vain l’horizon. La mer s’étendait à perte de vue et la lumière de la lune y miroitait joliment. Mais elle avait beau plisser les yeux, elle ne voyait personne.

-         Qui est là? demanda-t-elle.

-         Moi.

-         Qui ça, moi? Où es-tu?

-         Ici.

-         Mais où? demanda Lutine, exaspérée, en cherchant encore, sans plus de résultats.

-         Ici, en bas. You hou!

Tout près de sa coquille, la tête rouge et jaune d’un poisson émergeait de la surface de l’eau.

-         Oh, fit la souris, surprise de croiser quelqu’un dans cette immensité mais heureuse de ne plus être seule. Bonjour.

-         Bonjour. Qu’est-ce que tu fais, toute seule dans ce drôle de bateau? demanda le poisson.

-         Ce n’est pas un bateau, corrigea Lutine.C’est un  œuf. Enfin, une moitié d’œuf.

-         Ah, je vois. Et d’où viens-tu?

Elle fit mine de désigner l’horizon derrière elle mais réalisa qu’elle n’avait aucune idée de la direction qu’elle avait suivie. Sur la mer, tous les côtés sont pareils.

-         Du cabanon de madame Therrien, répondit-elle, faute de mieux.

-         Ah bon. Et tu vas où?

Cette fois, les lèvres de Lutine se mirent à frémir et elle dut faire appel à tout son courage pour ne pas fondre en larmes devant cet inconnu.

-         Je ne sais pas, admit-elle, penaude. Une vague m’a emportée. Je… Je suis perdue. J’avais une vie normale de souris ordinaire et me voilà seule sur la mer dans une coquille d’œuf… J’ai peur.

-         Peur? Mais pourquoi? s’étonna le poisson.

-         Je n’aime pas l’inconnu. 

-         Je te tiendrai compagnie si tu veux.

-         Merci, c’est gentil, mais je ne voudrais surtout pas m’imposer. Je suis habituée à m’arranger toute seule, tu sais.

Même apeuré, c’est gentil et courtois, une souris.

-         Ça me fait plaisir, répondit le poisson. Au fait, je m’appelle Hercule. Et toi?

-         Lutine.

Le visiteur la dévisagea un peu.

-         Mais quelle sorte de poisson es-tu donc? s’enquit-il, perplexe.

-         Je suis une souris, pas un poisson, rétorqua aussitôt Lutine.

-         Une souris? Alors pourquoi tu ne souris pas?

-         Parce que j’ai peur. Et parce que je suis trempée, que j’ai froid et que je dérive, maugréa-t-elle avec une moue mi-boudeuse, mi-chagrinée.

-         Tu ne dérives pas, la corrigea aussitôt Hercule. Tu navigues.

-         Comment pourrais-je naviguer puisque je ne vais nulle part? rétorqua Lutine, un peu irritée.

-         Tout le monde va quelque part, ricana le poisson avec assurance. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas où que la mer ne nous y mène pas.

-         Et bien moi, je préférerais décider moi-même, déclara la souris d’un ton contrarié.

Hercule réfléchit un peu.

-         J’ai une idée! s’exclama-t-il. Attends-moi. Je reviens tout de suite.

Il disparut sous l’eau. La surface fut percée par quelques bulles que les vagues eurent tôt fait d’effacer.

-         Ce n’est pas comme si je pouvais aller ailleurs, ronchonna Lutine, très contrariée, en posant son menton dans le creux de sa patte. Je dérive dans une coquille d’œuf au milieu de nulle part.

Elle attendit donc, réalisant avec étonnement qu’elle espérait beaucoup le retour de son drôle de compagnon. Une souris, c’est un peu solitaire, mais au milieu de l’océan, on aime bien avoir quelqu’un à qui parler. C’est très, très grand, nulle part, quand on est tout seul.

Quand la tête rouge et jaune perça à nouveau la surface, son petit cœur, qui était très grand, bondit de joie dans sa poitrine. Dans sa bouche, Hercule tenait une drôle de roue parsemée de rayons et ornée de poignées. Visiblement, elle était très lourde, car il ahanait pour se maintenir à flots. Avec un effort considérable, il la lança dans les airs.

-         Attrape! l’enjoignit-il

Lutine étendit les pattes pour la saisir au vol. Si elle s’écrasait au fond de la coquille, elle allait la faire craquer!

-         Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle, perplexe, en retournant le drôle d’objet dans tous les sens.

-         Une barre, l’informa Hercule.

-         Mais non, ce n’est pas une barre, protesta la souris, qui tirait une grande fierté de sa connaissance des mots. Une barre,c’est droit, et ça, c’est rond. Tu vois bien que c’est une roue.

-         Je sais que c’est une roue, mais les marins, eux, appellent ça une barre, protesta le poisson.

-         Ah bon… fit la souris, un peu incrédule, en avisant la chose. Ils ont tort, les marins, mais puisque c’est comme ça. Et à quoi elle sert, ta barre ronde?

-         À conduire les navires. Je suppose que c’est pareil pour les coquilles d’œuf.

Lutine continua à examiner l’objet sans trop savoir qu’en faire.

-         Il faut l’accrocher à l’avant, précisa le poisson. En tout cas, c’est là qu’elle se trouve sur tous les navires qui ont coulé au fond de la mer.

-         Vraiment, tu me rassures… ironisa Lutine, bien au fait de la fragilité de sa propre embarcation.

Elle considéra sa coquille parfaitement circulaire et se demanda où pouvait bien se situer l’avant. Elle décida de fixer la barre dans la direction où l’embarcation de fortune semblait voguer, se pencha vers l’extérieur et la suspendit au rebord, qui était maintenant un bastingage puisque la coquille était devenue un navire. D’une patte hésitante, elle saisit une des poignées et fit tourner la barre vers la droite. L’embarcation répondit aussitôt à son geste et suivit la direction indiquée!

-         Oh… fit Lutine, émerveillée.

Avec enthousiasme, elle répéta le geste en sens inverse et la coquille vira à gauche.

-         Youpi! s’écria-t-elle, ravie.

Tous ses malheurs récents lui parurent soudain plus légers. Grâce à la trouvaille d’Hercule, elle était désormais capable de diriger sa coquille. Elle pouvait donc décider d’où elle irait. Par-dessus tout, elle avait l’assurance d’aller quelque part au lieu de dériver au milieu de nulle part. Une souris, ça aime savoir où ça s’en va.

Enhardie et souriante, elle se mit à jouer avec la barre, faisant aller le navire-coquille-d’œuf dans un sens puis dans l’autre. Si elle l’avait pu, elle aurait sauté de joie comme elle le faisait parfois sur son lit, mais dans une coquille d’œuf en pleine mer, c’est un peu risqué. Son bonheur se manifesta donc par un rire cristallin qui fit sourire d’aise le poisson.

-         Merci, Hercule. Grâce à toi, je vais pouvoir aller quelque part.

-         J’ai autre chose pour toi.

Le poisson disparut à nouveau dans l’eau sombre, pour en émerger peu après avec, entre les lèvres, un petit chapeau blanc de marin orné d’une ancre. Ravie, Lutine, qui aimait les jolies choses, l’accepta.

-         Comme il est très mignon. Je le porterai dès qu’il sera sec.

-         Je suis certain qu’il t’ira à ravir. À plus tard! dit Hercule avant de replonger.

Elle dirigea son navire-coquille-d’œuf dans les vagues qui roulaient doucement. Maintenant qu’elle allait quelque part, elle était pressée d’y arriver et trouva bientôt son embarcation un peu trop lente.

-         Avec une voile, je pourrais aller beaucoup plus vite, se dit-elle.

Une idée lui vint. Elle défit son baluchon, transféra ses provisions dans le fond de la coquille, étendit le drap rouge et le considéra en se tapotant le bout du museau.

-         Non. Il est trop petit, songea-t-elle. Jamais le vent ne prendra dedans. Par contre…

Elle avisa la grande tranche de fromage qu’elle n’avait pas encore entamée. Ce serait parfait! Elle la déplia, la coupa en deux triangles dont elle fixa les extrémités à la brindille qui avait servi de manche à son baluchon. Puis elle empoigna son mât de fortune et le ficha dans le fond de la coquille. Et voilà! Elle avait maintenant des voiles!

Sans tarder, le vent gonfla ses voiles en fromage et le navire-coquille-d’œuf se mit à filer à toute vitesse sur les flots agités. Prise au dépourvu, Lutine se retrouva sur le derrière. Elle se releva en s’agrippant au bastingage et reprit le contrôle de la barre, qui s’était emballée. Maintenant, elle allait beaucoup trop vite! Elle étira les pattes, détacha l’extrémité inférieure des voiles et l’embarcation ralentit.

Ses voiles étaient trop efficaces, mais heureusement, elle avait un petit creux. Elle se mit donc à grignoter ici et là des morceaux dans les tranches de fromage. En un rien de temps, ses voiles furent pleines de grands et de petits trous. Satisfaite, elle les réinstalla et, le navire-coquille-d’œuf se remit à voguer, cette fois à une vitesse raisonnable. C’est modéré, les souris.

Le vent avait fait sécher le chapeau de marin et Lutine le plaça sur sa tête en regrettant de ne pas avoir de miroir pour bien l’ajuster. Puis elle navigua vers quelque part. Tout en tenant la barre, elle considéra le drap rouge qui traînait toujours au fond, puis le mât.

-         Hum, fit-elle. Ce serait joli.

Elle ramassa le drap, le plia en triangle et, en étirant ses pattes, parvint à le fixer au sommet du mât. Voilà! Son navire-coquille-d’œuf avait maintenant un joli pavillon rouge.

Parmi les provisions qui gisaient au fond de l’embarcation se trouvaient quelques bonbons. Prise d’une soudaine fringale, elle attrapa un M&M vert et le savoura tandis qu’il fondait lentement dans sa bouche. Son regard se posa sur un Life Saver rouge et une autre idée lui vint. Elle enleva son chapeau, dégagea un bout de fil de la doublure et tira dessus jusqu’à ce qu’il soit assez long. Elle en attacha une extrémité au mât et l’autre au Life Saver qu’elle jeta par-dessus bord. Le bonbon amerrit avec un plouf!

-         On ne sait jamais quand on aura besoin d’une bouée, dit-elle d’un ton raisonnable, en remettant son petit chapeau.

-         Ou d’une ancre, interjeta la voix joueuse d’Hercule.

Lutine tourna la tête et, dans la lumière de la lune, repéra son compagnon à gauche du navire-coquille-d’œuf, qui la suivait sans difficulté en fendant l’eau.

-         Tiens, te voilà de retour? dit-elle,contente de retrouver son compagnon.

Hercule se mit à faire des sauts, plongeant et jaillissant joyeusement hors de l’eau sans perdre de vitesse. Lutine le regarda faire et rit de bon cœur.

-         Je n’ai pas d’ancre, lui dit-elle quand il eut terminé son numéro.

-         Il y en a une, juste là, rétorqua le poisson en indiquant le ciel de la tête

Intriguée, la souris suivit la direction de son regard et cligna des yeux. Depuis que la nuit était tombée, elle n’avait pas vraiment eu le temps de s’intéresser à la grosse boule bleue et verte, mais quelque chose semblait bel et bien planté dedans. Une ancre!

-         Mais pourquoi voudrais-je m’amarrer? Je vais quelque part, maintenant, dit-elle, un peu déconcertée.

-         Oui, mais même quand on va quelque part, il faut parfois reprendre son souffle, répliqua le poisson. Tôt ou tard, tu auras besoin de t’arrêter un peu. Aussi bien être attachée à une terre bien ferme.

Lutine soupesa ces paroles et les trouva raisonnables.

-         Tu es bien sage pour un poisson.

-         Je passe mes journées à nager. Ça laisse du temps pour réfléchir.

-         De toute façon, je n’ai pas de câble, dit Lutine.

-         Et ça? rétorqua son compagnon en désignant sa queue qui dépassait du bastingage.

-         Ça, mais c’est ma queue! rétorqua la souris, un peu offusquée qu’on confonde avec un vulgaire câble l’appendice bien entretenu dont elle était très fière. .

-         Elle fera l’affaire. Allez, lance-la.

Sceptique, Lutine empoigna sa queue avec ses pattes, la fit tournoyer à la manière d’un lasso au-dessus de sa tête et la laissa partir. À sa très grande surprise, elles’étira, s’étira et s’étira encore vers les étoiles. Quand elle eut atteint l’ancre, elle en fit passer le bout dans l’anneau et l’enroula solidement, puis tira à quelques reprises pour bien tester sa prise. C’était solide.

-         Ça alors, fit la souris, médusée, qui n’avait jamais su que sa queue était à ce point élastique.

Une fois de plus, Hercule disparut dans l’eau. Il revint très vite et, en le voyant, Lutine éclata de rire.

-         Tu as un crayon dans la bouche, lui dit-elle.

-         He hais.

Le poisson s’approcha de la coque du navire-coquille-d’œuf et y traça des lettres. Quand il eut fini, il lança le crayon dans l’embarcation. Lutine se pencha pour lire ce qu’il avait écrit. Une souris, ça aime beaucoup la lecture. Avec plaisir, elle découvrit deux mots :


On Sourit

-         Un navire doit avoir un nom, même quand c’est une coquille d’œuf, expliqua le poisson. Sinon, ce n’est pas un navire. À plus tard!

Il disparut une fois encore dans les flots. Pendant les heures qui suivirent, Lutine vogua vers là où elle allait. Le ciel parsemé d’étoiles était magnifique, l’air marin sentait bon et le vent était tiède. Elle avait une barre, des voiles en fromage, une ancre, une bouée, des provisions, un joli chapeau de marin et un compagnon de voyage. Certes, son nid rempli de jolies choses et de tableaux lui manquait, mais en attendant d’y retourner, elle prenait goût à ce voyage impromptu. Si on lui avait dit, quand madame Therrien avait inondé son trou, qu’elle vivrait une telle aventure, elle ne l’aurait pas cru!

L’aube pointait à l’horizon quand elle s’aperçut avec effroi que ses pattes arrière trempaient dans l’eau. Interdite, elle scruta le fond et constata que ses provisions flottaient. L’eau atteignait presque le milieu de la coquille! Son poil se dressa sur tout son corps et ses oreilles se rabattirent sur sa tête. Ellen’avait rien pour écoper! Elle allait couler!

Soudain, le voyage n’était plus drôle du tout. Elle tira le cou. La bouée était toujours là, dans le sillon de son navire-coquille-d’œuf qui ne tenait plus très bien lamer. Au moins, elle pourrait s’y accrocher. C’est à cet instant qu’Hercule surgit une fois de plus.

-         La coquille prend l’eau! Je vais couler!lui annonça-t-elle, toute énervée.

-         Il faut réduire le poids dans ton bateau, recommanda le poisson après avoir pris acte de sa situation.

-         Je ne vais quand même pas jeter mes provisions, plaida la souris. Mourir de faim ou mourir noyée…

-         C’est toi qui es trop lourde.

-         Moi? Mais je suis toute petite! s’insurgea Lutine, froissée. Je ne pèse presque rien!

-         Ton cadenas est pesant, dit Hercule en désignant le pendentif qui reposait sur son petit cœur, qui était très grand. Jette-le par-dessus bord.

-         Ce n’est pas un cadenas; c’est un bijou et j’y tiens beaucoup, protesta-t-elle.

-         Même s’il te fait couler?

-         Il n’est pas si lourd, dit-elle d’une toute petite voix penaude.

C’est raisonnable, une souris. Le cœur gros, elle tenta de défaire le nœud du ruban rose à son cou, mais elle en fut incapable. En séchant, il s’était trop serré.

-         Attends, fit Hercule d’un ton rassurant.

Il plongea et revint aussi vite avec une bouteille dans la bouche. Elle était fermée par un bouchon de liège et dedans se trouvait une toute petite clé.

-         Pourquoi quelqu’un mettrait-il une clé à la mer? s’interrogea Lutine.

-         Peut-être parce qu’il tenait davantage à son cadenas, suggéra le poisson.

Lutine saisit la bouteille, la déboucha, la retourna et fit tomber la clé dans le creux de sa patte. Elle était toute petite. Était-il possible que son voyage vers quelque part dépende d’une chose aussi menue?

Une vague frappa le rebord de son navire-coquille-d’œuf et un peu d’eau se répandit à l’intérieur, haussant encore le niveau. L’urgence grandissante la tira de sa réflexion et, un peu triste, elle glissa la clé dans son cadenas et le déverrouilla. Elle le retira du ruban rose et fut étonnée de se sentir beaucoup plus légère. Elle n’avait jamais réalisé qu’elle avait le cœur un peu lourd.

Encouragée par cette découverte, elle fit mine de jeter le cadenas à l’eau, mais ne put s’y résoudre. Il était peut-être lourd, mais il était si joli. L’idée qu’il rouille au fond de la mer lui déplaisait. La solution lui sauta aux yeux.

Elle utilisa la bouteille pour écoper, rejetant l’eau par-dessus bord avec énergie. Quand le navire-coquille-d’œuf fut à nouveau vide et bien à flot, elle déballa un bonbon au beurre qu’elle mit dans sa bouche pour le sucer, prit le crayon qu’Hercule avait lancé dans l’embarcation et y griffonna un message.

Attention : ce cadenas est petit, mais il est lourd.

Elle glissa le cadenas et le papier dans la bouteille, la reboucha et la laissa tomber dans l’eau.

-         Au revoir, joli bijou, dit-elle en regardant la bouteille s’éloigner.

-         Un bijou trop lourd n’est jamais aussi joli qu’il le paraît, observa sagement le poisson.

Lutine conserva la clé, qui était aussi fort belle mais beaucoup moins lourde. Accompagnée de temps à autres par Hercule, elle reprit sa course en sachant que, pour interrompre un voyage vers quelque part, il suffit qu’un petit cœur très grand soit juste un peu trop lourd.

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